Les expériences de notre enfance poursuivent leur effet à l’âge adulte au point d’imprimer leur marque sur certains de nos choix ou de nous amener à rejouer de vieux scénarios avec notre conjoint, notre patron, nos amis, les personnes avec qui nous travaillons. Ce mécanisme s’appelle le transfert car inconsciemment nous transférons des sentiments, des modes de relation sur une personne autre que le destinataire initial.
Cette impression de tourner en rond, de retomber dans les mêmes ornières, nous fait parfois souffrir au point de nous faire entreprendre une psychothérapie qui vient souvent éclairer des scènes du passé. Mais la plupart du temps nous nous débrouillons tant bien que mal, sommes remis à notre place par nos interlocuteurs ou sommes transformés par les événements de la vie.
Selon la profession que nous exerçons, les compétences qui nous sont demandées, nos sentiments sont mobilisés à des degrés divers. Sur ce plan, un informaticien est moins mobilisé qu’une puéricultrice.
De fait, pour exercer leur métier, les intervenants en lien avec parents et enfants ont besoin de supporter d’être mobilisés dans un registre affectif qui va, par exemple, leur permettre de s’identifier aux difficultés de la famille concernée. Et en même temps, une trop grande proximité peut amener le professionnel à quitter sa place et donc à ne plus être en mesure d’aider.
On peut dire que notre nécessaire fragilité peut également nous piéger. Cela arrive notamment quand une rencontre remobilise en nous des émotions, des images anciennes, des souvenirs inconscients. Sur un détail, une attitude, une intonation, une odeur, un regard… un enfant ou un parent peut nous amener à renouer avec un des personnages de notre enfance : une tante bien-aimée, un parent décédé, un oncle haï… Inconsciemment, nous sommes alors ailleurs que dans le présent, même si nous avons du mal à l’admettre et nous en protégeons, par exemple, en rationalisant c’est-à-dire en donnant une explication raisonnée à ce qui se passe. « C’est quand même normal que je sois en colère quand je vois à quel point ce père est inadéquat ! »
Hélas non. La colère ne va en rien aider ce père et cette réaction immédiate, liée à notre histoire, nous empêche d’être professionnel. Plutôt que d’être à même de mobiliser nos compétences pour la famille, nous l’amenons à jouer une scène de notre théâtre intérieur.
Notons cependant que, si cette imprégnation du passé peut nous embrouiller, elle peut également nous aider. Exemple caricatural : celui qui canaliserait ses tendances sadiques en devenant boucher (ou dentiste…) le fait d’une manière bien estimable, au profit de la communauté.
Les choses se compliquent encore car, bien entendu, nous sommes évidemment pris dans le transfert des personnes que nous rencontrons. Elles nous mettent parfois dans une place autre : celle de la mère parfaite qui subvient à leurs moindres besoins, la mère qui refuse tout, l’autorité intransigeante, etc.
Ici encore, le fait d’entrer ou non dans ce jeu va dépendre de notre histoire. Et sans qu’il soit nécessaire de se demander qui a commencé, il est dommageable qu’une relation d’aide au présent s’englue dans une vieille histoire.
Comment s’en prémunir ?
Trois pistes
Marquer un temps d’arrêt
En général, nous sentons quand nous sommes débordés par nos émotions dans une rencontre. Dans ces moments, marquer un temps d’arrêt, temporiser nos décisions, demander à un collègue de prendre le relais sont des bonnes occasions pour éviter des attitudes inadéquates.
Ce fort sentiment, qu’il soit d’amour ou de haine, est une chance car il peut être l’occasion d’apprendre quelque chose sur soi-même. Et, le temps (parfois long) de débroussailler nos histoires, cela vaut la peine de solliciter un collègue, soit pour un avis, soit pour passer la main.
On voit ainsi que l’hétérogénéité d’une équipe ou d’un réseau est à la fois intéressante en termes de compétences mais également sur le plan des personnalités, des échos intérieurs.
Un préalable à tout métier relationnel est de se donner les moyens d’une réflexion quant à sa propre histoire et à ses schémas de fonctionnement.
Organiser un cadre sécurisant
Le cadre de travail est construit grâce à toute une série de législations et règles mises en place par le pouvoir de tutelle, le conseil d’administration, le responsable de l’équipe… Ces règles organisent le temps, l’argent, l’espace, les flux de responsabilités, de décisions, etc. Le fait qu’un cadre de travail soit clair et que chacun soit tenu de s’y conformer tempère les sentiments, canalise l’amour et la haine. « A six heures je ne suis plus là pour vous, non parce que je vous déteste mais parce que le service est fermé ». Le cadre de travail dépasse travailleurs et usagers ; de ce fait, il les protège. Accepter de s’y soumettre est de l’intérêt de tous : pouvoir organisateur, travailleurs, usagers, chacun à son niveau.
Les supervisions
Une supervision est un moment où l’on peut parler de manière protégée de son travail, des questions et difficultés qu’il suscite en soi.
Une réunion d’équipe n’est pas une supervision car le responsable de l’équipe n’est pas en mesure de simultanément assurer l’autorité, voire de sanctionner (ce qui est sa fonction) et d’excerser un rôle de superviseur avec qui il est d’autant plus enrichissant de parler de ses échecs, angoisses, difficultés…
Il existe des supervisions individuelles ou d’équipe, ou encore de groupe quand plusieurs travailleurs de différentes institutions se réunissent pour cette occasion. Pour remplir son rôle, le superviseur n’a pas de lien amical, thérapeutique, d’autorité… avec l’intervenant.
Souvent psychothérapeute, le superviseur ne remplit cependant pas ce rôle à ce moment-là. Même s’il pressent des liens entre la difficulté professionnelle et l’histoire familiale, il centre son travail sur les aspects professionnels, quitte à inviter l’intervenant à faire une démarche psychothérapeutique ailleurs.
Il est extrêmement difficile d’intervenir avec les familles sans avoir la possibilité de moments de recul tels que les supervisions. Il s’agit de conditions de travail quasi aussi nécessaires que le chauffage, l’électricité…