[Extrait de livre] Qui regardons-nous ?

Nous pouvons ainsi faire le constat que les téléphones portables offrent à leurs utilisateurs la possibilité de maîtriser la distance avec l’autre. De ce fait, là où les adolescents chercheront plutôt à utiliser leurs smartphones pour se déconnecter de leurs parents et se connecter à leurs amis, les parents les utiliseront assez différemment, et avec une pratique dépendant principalement de l’âge de leurs enfants : le portable permettra de se déconnecter intentionnellement d’une relation trop proche, trop anxiogène ou trop culpabilisante avec les plus jeunes enfants, dans le but de se connecter avec d’autres adultes ou de fuir la relation, tandis qu’ils serviront à garder le contact à distance avec un adolescent trop éloigné physiquement. Ces éléments sont d’ailleurs très importants à prendre en compte par tout éducateur ou thérapeute qui recevra des adolescents et leurs familles, afin d’évaluer les capacités d’autonomie des adolescents et les angoisses de séparation propres à chacun.
Le smartphone est à considérer aujourd’hui comme une source de divertissement et un moyen de sociabilité. Par sa capacité à être constamment « connecté », il nous permet de toujours nous sentir accessibles aux autres. C’est ce constat que l’on peut retrouver dans le fameux FoMO (Fear of Missing Out), que l’on peut traduire par « peur de manquer quelque chose », anxiété ressentie lorsqu’un sujet craint constamment de ne plus avoir de connexion internet, risquant de manquer une nouvelle importante qui pourrait apparaître, et avec laquelle il pourrait alors interagir. Néanmoins, nous pouvons également faire le constat que cette angoisse de la déconnexion n’est pas seulement due à la peur de manquer quelque chose en ligne, mais également de ne pas être joignable par les autres.
Un parent qui présente des difficultés à interagir avec son tout-petit, dans une relation qui peut lui paraître trop envahissante, pourra ainsi facilement se détacher de ce « trop-plein » de relation en se dirigeant vers l’écran, lui permettant d’entrer en contact avec d’autres, éloignés de lui, mais facilement accessibles à distance. À l’inverse, un parent présentant des difficultés à interagir avec son adolescent, dans une relation lui paraissant trop distante, pourra passer par le biais des écrans pour maintenir un contact avec lui. Dans ces deux situations, nous pouvons faire le constat que ce n’est pas l’objet-téléphone en lui-même qui intéressera l’utilisateur, mais bien le lien à l’autre (manquant), toujours rendu possible par la connexion constante offerte par le téléphone. Si nous regardons notre téléphone si souvent dans la journée, ce n’est pas pour l’objet en lui-même, mais bien pour vérifier si nous avons une notification, si quelqu’un nous a écrit, si quelqu’un a pensé à nous. Notre désir se tourne ainsi vers celui qui nous manque, et vers ceux qui peuvent, à tout moment, nous désirer.
Il est ainsi nécessaire de penser le téléphone portable comme un objet permettant de jouer sur la distance avec l’autre : nous rapprochant de ceux qui peuvent être considérés comme trop éloignés, et mettant de la distance, pendant un temps, avec ceux qui peuvent nous paraître parfois trop proches. Cet usage n’est bien évidemment pas celui que nous recommandons. En effet, dans le cadre d’une relation parent/enfant/adolescent, il reste essentiel que les écrans (qu’ils soient interactifs ou non, d’ailleurs) puissent être utilisés comme des supports d’échanges et de dialogues mutuels, car c’est par cet usage qu’ils pourront améliorer les relations entre parents et enfants, et offrir des moments d’interaction familiale riches, et surtout partagés.

in Quand l’écran « fait écran » à la relation parent-enfant, Olivier Duris, pp. 39-41, Temps d'arrêt, yapaka, octobre 2022

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