Le mariole par Agnès Maillard

C'est un garçon de sept ou huit ans qui en paraît à peine six.

Courant d'Huchet
Je le remarque tout de suite, bien sûr, à cause de l'énorme plâtre qui lui enserre le bassin, une de ses jambes — la gauche, je crois — et le cloue sur son mauvais transat. De toute l'assemblée d'éclopés de la vie que nous avons là, il est le plus visible, mais probablement pas le plus abîmé.
Encore que...

J'ai la toute petite vingtaine et je n'ai toujours pas fini de cicatriser de mon enfance. J'ai posé mon sac de couchage dans ce centre de vacances de la DDASS pour une paire de jours et bien sûr, la mise en abîme de ma propre enfance est vertigineuse. Il n'y a là que des survivants, comme moi, des gosses qui ont poussé un peu n'importe comment et beaucoup malgré tout, malgré leur famille, le plus souvent. C'est marrant, plus on a besoin d'empathie, d'un regard bienveillant, et moins on en reçoit, généralement. Ces gosses sont des rescapés qui se tricotent des bouts de vie, des bouts de jeunesse et qui sont considérés par ceux qui sont payés pour s'en occuper comme de la graine de voyous. Bien sûr, il y a la petite blondinette au minois en forme de cœur qui trouve toujours une paire de bras de compatissante, quelque source administrativement correcte pour étancher son immense soif d'amour. Il y a toujours un gosse mignon comme un ange au milieu de tous les autres, plus rebelles, plus insaisissables, plus revêches, tout autant dans le besoin affectif mais à qui on n'a pas appris à séduire, on n'a pas appris à aimer ou à être aimer, ceux qui, en rien, ne flattent la fausse générosité de leurs adultes référents.

  • Oh, lui, ne t'en occupe pas, c'est un mariole !


Et pan, voilà comme on expédie un CV de gosse de personne sous le soleil de juillet, quelque part sur la côte landaise.
Le gosse n'est pas à table avec nous, sa jambe raide comme l'injustice le relègue un peu plus loin, une assiette en équilibre sur sa carapace blanche, un poignet bandé se refusant paresseusement à fouiller la nourriture.
J'ai bien vu qu'il aime faire le clown, attirer l'attention, qu'il aime provoquer, non pas les élans compassionnels, mais les haussements d'épaules agacés. Il est populaire auprès des autres, dans sa posture de petit commandeur statufié de son vivant, petit poil à gratter irritant qui aime bien démanger là où ça fait mal. Il est vif, il est dur, il a parfois un regard de vieillard.

  • Il a fait le zouave pour épater sa petite copine. Il est monté sur le balcon, a joué l'équilibriste et voilà le travail ! Il est tombé directement sur le ciment de la cour. Heureusement pour lui, comme il est jeune, ses os sont souples et il a, en quelque sorte, rebondi sur le sol. Il a eu de la chance, il aurait pu se tuer avec ses conneries.

Il ne mange pas, il attend que ça passe. D'ailleurs, quand il pense que personne ne l'observe, il est plutôt en mode passif. D'un autre côté, momifié comme il l'est, il aurait bien du mal à faire beaucoup plus de grabuge qu'une mauvaise vanne dégainée à l'occasion.

  • Ça ne doit pas être facile pour couper ta viande.

Il ne daigne même pas me répondre. Il est plutôt boudeur et je mets ça sur le compte de la chaleur estivale qui doit le faire baigner dans son jus. Du coup, je m'attache à découper de petits morceaux de nourriture tout en racontant tout et n'importe quoi, comme à mon habitude, juste pour meubler le silence et distraire sa solitude volontaire. À aucun moment, je ne l'interpelle sur son mutisme, sa bouderie, son plâtre. Je ne lui pose aucune question, je lui raconte juste des petites histoires, comme j'en ai déjà le goût, des petites tranches de vie, pour faire sourire ou réfléchir, des petits riens dont on fait les petites passerelles entre les êtres.

Comme j'ai fini de transformer son assiette en puzzle, je lui repose sur le bassin et je me contente de rester assise à côté de lui, comme ça, sans rien dire, juste en m'attachant à regarder dans la même direction que lui.
Et moi aussi, je me mets à attendre.

Sa main glisse vers sa fourchette. Il picore un peu. Et il se met à parler, comme ça, sans particulièrement s'adresser à moi, mais en faisant en sorte que son filet de voix soit suffisant pour que j'entende tout. J'ai réussi à ne pas bouger un sourcil et j'ai écouté.
J'ai écouté son histoire de petit garçon de trop, de gamin perdu sans collier dans les couloirs d'une institution. Il m'a parlé de la carte postale annuelle que sa mère lui envoie pour Noël. Il m'a surtout parlé de la dernière, celle où elle lui promettait de venir le voir pour son anniversaire.
Alors, ce jour-là, il l'a attendue. Il s'est juché sur le bacon, tel Sœur Anne, pour la voir venir. Et il a attendu, attendu, avec cette foi féroce que seuls les enfants cultivent jour après jour. Il a attendu toute la journée et elle n'est pas venue. Alors, il a enjambé la balustrade et là, il a lâché la rampe, au propre comme au figuré.

Je reste à ses côtés et je ne dis surtout rien. Parce qu'il n'y a rien à dire et qu'il n'attend visiblement plus rien, même pas une réponse. Je ne sais pas s'il dit vrai ou s'il a brodé son histoire à mon attention exclusive, je ne cherche même pas à savoir, son récit se suffit à lui-même. En fait, je le crois, comme ça, d'instinct, je le crois. Peut-être juste parce que j'ai mes propres histoires à me traîner, mes propres blessures à cicatriser. Peut-être aussi que c'est ça qu'il a senti chez moi, que c'est ça qui l'a poussé à raconter ce dont on ne parle jamais.

 

Publication originale Le monolecte

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