Billet invité de David Niget et Christine Machiels, publication originale RTBF
A la veille de la décision sur la libération conditionnelle de Michèle Martin, une réflexion sur ces "paniques morales" qui aujourd'hui se disent le reflet du point de vue des victimes, occultant du coup d'autres questions tout aussi légitimes.
Les affaires de pédophilie, depuis les années 1990, suscitent, en Belgique comme ailleurs, un phénomène de mobilisation soudaine et radicale d’une partie de l’opinion publique, scandalisée par le drame des enfants victimes de prédateurs sexuels. L'actuelle polémique autour de la probable libération conditionnelle de Michelle Martin ressuscite l'émoi populaire de l'affaire Dutroux. Elle réactive surtout les velléités politiques d'antan, répressives et sécuritaires, engendrés par la même " panique morale ".
Le temps de la panique
Les paniques morales sont affaire de temporalité sociale. Elles trahissent à la fois la peur d’un passé qui resurgit fatalement, traduit comme un " retour de la barbarie ", mais aussi une peur de l’avenir, l’événement inouï qui saisit la société étant le signe d’une menace nouvelle que l’on n’avait pas vu se profiler. La panique cristallise l’attention de l’opinion publique sur l’instant, sur le scandale du moment, mais pourtant elle peut être réinscrite dans une longue généalogie. À chaque période de l’Histoire, sa ou ses panique(s) morale(s) : pédophilie, pornographie, " traite des blanches ", prostitution, avortement, contraception, homosexualité, masturbation, sexualité adolescente, sexualité " transraciale ", etc. ont suscité, un jour ou l’autre, une vague d’affolement démesurée. Un " fait divers " embrase l’opinion publique, suscite l’effroi, provoque l’indignation collective au nom de clivages moraux infranchissables, pointe de l’index le coupable idéal en portant l’étendard de sa victime, avant de provoquer un nouvel agencement politique, puis de s’évanouir pour un temps. Au mieux, après la fureur populaire, celle-ci tombe dans l’oubli ; au pire, elle s’emballe, entraînant avec elle une machine infernale, dotée des instruments légaux ou extra-légaux de la répression.
Comment cette peur sociale parvient-elle à focaliser l'attention sur un phénomène exceptionnel, tout en généralisant, paradoxalement, ses effets politiques? C’est précisément dans le contraste entre la soudaineté de l’événement, qui suscite la peur, et la pérennité des changements sociaux qu’il engendre, que réside l’effet pervers de la panique morale : prises dans l’urgence de la menace ou du drame, les réponses apportées, au nom du " plus jamais cela ", s’imposent durablement à l’ensemble des citoyens et restreignent leurs libertés. C’est bien toute la société qui est alors affectée par les dispositifs sécuritaires mis en place lors des paniques morales.
La sexualité juvénile sous tension
C’est tout " naturellement " que les paniques morales se cristallisent sur l’enfance, qui est à la fois héritière d’un passé transmis et réceptacle de nos incertitudes quant à l’avenir. L’enfance est donc investie affectivement et politiquement d’un rôle qui dépasse les enfants eux-mêmes. À mesure que la valeur affective et la fonction politique de l’enfance se sont accrues au XXe siècle, la protection de son intégrité physique et psychique est devenue une injonction, légitimant l’intervention de l’État à l’égard de la famille et de l’enfance en danger. En retour, l’encadrement disciplinaire de l’enfance, sa tutelle éducative et morale, se sont renforcés. Ainsi, après avoir été longtemps ignorée, voire niée, la sexualité juvénile incarne, depuis plus d’un siècle, ce double enjeu de protection et de contrôle. Cette sexualité, lorsque qu’elle est outragée, lorsqu’elle est subvertie, lorsqu’elle est déviante, peut susciter des réactions de " panique morale " qui témoignent de la sacralisation du corps de l’enfant dans nos sociétés contemporaines. Mais est-ce bien la protection de l’enfance qui est en jeu dans ces croisades morales ? N’est-ce pas plutôt l’expression d’une angoisse éthique doublée d’une crise du politique, dont l’enfance, dans sa pureté imaginée, pourrait soulager les craintes ? Le risque est grand, en la matière, de projeter sur l’enfance et la jeunesse une attente sociale qui ne participe pas véritablement de la reconnaissance des jeunes comme sujets.
Les acteurs de l’indignation
Si la panique morale prend les traits de l’émotion populaire, elle n’est pas fortuite et encore moins spontanée. Au contraire, elle relève d’une forme moderne de communication, orchestrée par des acteurs dont les stratégies contribuent à donner corps au problème qu’ils entendent dénoncer. Ces croisades sont menées par des " entrepreneurs de morale ", groupes sociaux déterminés à désigner tel comportement comme relevant de la déviance au nom d’une conception éthique intransigeante. On pense d’abord aux (néo)conservateurs puritains et traditionnalistes, acharnés dans la défense des " bonnes mœurs ", pour lesquels l’édifice social serait menacé par la libération sexuelle. Mais ce combat peut bien aussi être l’avatar de luttes " progressistes ", dont les portes paroles sont issus de mouvements universalistes et humanistes. Certains mouvements de protection de l’enfance et/ou féministes, ayant profondément marqué le XXe siècle, ont mené et mènent encore des croisades morales et civiques, dont la cause, si légitime soit elle, peut aisément être instrumentalisée par d’autres, moins bien intentionnés, en particulier dans le champ politique.
L’apparition des media de masse a joué un rôle de caisse de résonance dans cette économie de l’information qui fonctionne par éruptions. C’est cette dictature du présent, cette temporalité de l’événement, qui cristallise les représentations collectives sur la pédophilie et non sur des phénomènes sociaux moins spectaculaires mais plus prégnants, comme la précarité économique ou les abus domestiques. Et si les médias trash sont les premiers concernés par cette dramatisation des problèmes sociaux, les médias " nobles ", soumis ces dernières années à de fortes pressions financières ainsi qu'aux révolutions technologiques ayant favorisé la circulation " en temps réel " de l’actualité, sont également victimes d’une temporalité courte qui les prive souvent du recul nécessaire à l’analyse, soumis aux injonctions contradictoires de la raison et de l’émotion. Enfin, on a assisté, depuis cinq ans, à une " dilatation " de la sphère médiatique, avec l’essor des réseaux sociaux, dont on a souligné les vertus en matière de libération de la parole, mais qui permettent également, en dehors de toute régulation, la diffusion des idées les plus populistes à la vitesse de l’éclair.
Depuis les années 1990, sont entrés en scène de nouveaux acteurs de l’indignation, qui organisent leur discours autour de la figure de la victime. Associations de parents victimes revendiquant une " expertise profane " et une légitimité morale, experts psychothérapeutes insistant sur la notion de traumatisme, acteurs politiques versés dans une politique de la pitié masquant à peine un tournant sécuritaire mal assumé, tous entonnent désormais l’élégie à la victime. Après avoir été longtemps niée tant dans l’arène judiciaire que dans l’opinion, la victime suscite désormais une commisération capable d’armer le bras de la loi. Mais cet " empire du traumatisme " ne justifie-t-il pas, comme l’analyse l’anthropologue Didier Fassin, au nom de la réparation de la faute, de la défense des droits des victimes, et de la nécessité de l’action publique, la production d’autres formes de discriminations, l’occultation d’autres inégalités sociales, et in fine, l’engendrement de " nouvelles hiérarchies d’humanité "?
Gestion des risques et libertés publiques
On objectera que le drame a toujours eu une fonction dans la résolution des problèmes publics, un peu à la manière du théâtre sous l’antiquité grecque. On dira que la désignation de l’Autre, du monstre, permet de souder la communauté politique autour de valeurs communes et de définir son identité en temps d’incertitude. Mais ces arguments ne justifient en aucune manière que l’on se satisfasse de ce gouvernement par l’émotion. Au contraire, ce constat invite à une plus grande politisation des risques, c’est à dire à une discussion raisonnée sur la manière de résoudre les problèmes sociaux que nous rencontrons. Il invite à une plus grande réflexivité des acteurs, c’est à dire à une prise en compte des conséquences néfastes inhérentes à toute décision politique prise dans l’urgence et à partir de cas exceptionnels, spécialement en matière pénale. Enfin, ces analyses invitent à ce que la communauté politique soit la plus conforme à nos régimes démocratiques, c’est à dire qu’elle fonde ses normes sur l’intérêt général et la défense des libertés publiques non sur la satisfaction de tel ou tel groupe de pression, quand bien même ce dernier se drape dans le linceul de la victime.
David Niget (UCL), et Christine Machiels (CARHOP) sont historiens de formation. Ils viennent de publier un ouvrage consacré la question en débat dans cette "Opinion". Protection de l’enfance et paniques morales, Yapaka, accessible gratuitement sur le net.