Nicole Malinconi
Leurs photos défilent sur l'écran. Une vingtaine, en portrait ou en pied. Elles posent parfois avec un enfant dans les bras, le montrant ; d'autres sont moulées dans leur robe, décolletées comme pour un concours, prenant des allures de filles ; d'autres encore ont été prises comme dans le cours ordinaire d'une vie, réservées ou timides, sans recherche, sans façons, sans moyens, peut-être, pour les façons.
Seul le prénom est écrit sous les photos. Elles sont si nombreuses à s'appeler Olga ou Natacha qu'on dirait des prénoms de travail, de bar. Quelques rubriques plaquées sous les images comme une estampille ou un pédigrée indiquent l'âge, la taille, la couleur des cheveux et des yeux, l'état civil, le nombre d'enfants éventuels, le pays d'origine. Russie, Ukraine, Moldavie, Ouzbékistan.
C'est comme un catalogue, une série d'articles de catalogue ; la série fait offre, elle happe le regard, l'oblige à un choix, le guide vers des comparaisons, vers l'observation et l'analyse des visages, des poses, des corps, comme s'ils n'étaient plus visages ni corps, mais détails cliniques, objets de préférence. Une offre pour une demande. Et même pour toutes sortes de demandes, si l'on y pense ; cela se pourrait ; normal, du reste, de la part d'un catalogue, puisqu'il s'agit de vendre, de se vendre, au fond, ou peut-être d'être vendue, en tout cas d'être candidate à l'entrée dans une sorte de filière dont le bruit court que si vous y êtes prise ça peut rapporter gros.
Pour chasser l'équivoque à propos de l'offre et de la demande, et pour se faire à l'évidence de ce que l'on voit, on revient au titre général du programme ouvert sur l'écran de l'ordinateur, on le relit. Mother bank. Banque de mères. Réserve, stock, capital de tout ce qui regarde la question d'être mère. L'enfantement. Ou plutôt, la gestation. Banque d'organes de gestation. Un sous-titre divise les photos en deux catégories, Surrogate mothers, Ovum donators, Mères porteuses ou Donatrices d'ovocytes ; quelquefois, la même candidate apparaît dans les deux catégories, elle s'offre au choix des demandeurs.
Un texte promet à ceux-ci que la candidate portera les caractères qu'ils auront choisis et inscrits au préalable dans le questionnaire : couleur des yeux, forme de la bouche et du nez, type oriental ou slave. Une catégorie de donneuses extraordinaires a même été créée. Les donneuses extraordinaires ont un cursus éducatif supérieur, dit le texte ; une chance pour les demandeurs de sélectionner quelqu'un de dynamique et d'intelligent.
La candidate devient donc une donneuse de gamètes ou une mère porteuse. Dans ce cas, elle s'appelle également mère de substitution, ou mère subrogée, ou encore gestatrice, mais jamais mère biologique, puisqu'elle ne fait que porter. Sauf, bien sûr, si elle est aussi donneuse, c'est-à-dire si elle fournit les gamètes pour la fabrication. Le texte dit cependant qu'il est préférable de recourir à une autre donneuse et de laisser la porteuse porter uniquement. Pour éviter tout risque. Tout risque de quoi ? Que la porteuse, à la fin, veuille garder l'enfant, sous prétexte qu'il serait de sa fabrication ? Peut-être, car, dit le texte, la loi autorise une porteuse à porter pour des demandeurs, mais n'a pas prévu le cas où la porteuse est aussi la donneuse. Cela s'appelle un vide juridique, ou même un blanc. Dans le blanc, à qui serait l'enfant ?
Voilà qu'on parle de l'enfant. Parler, c'est beaucoup dire. Tous ont le droit de fonder une famille ; l'enfant est un droit pour couple, comme pour l'individu, voilà ce que dit le texte à propos de l'enfant. Il ne parle donc pas de lui. Il le montre, tout fait, ça oui ; tout fabriqué. C'est-à-dire que l'on voit défiler en haut de l'écran des images de nouveau-nés ; seuls ou tenus dans des bras ; sur la plupart des images, n'apparaissent que les bras de qui tient le nourrisson ; quelquefois on voit davantage, une femme en entier, son visage tout contre celui du nouveau-né. Sur l'une des photos, le haut du buste de la femme est découvert, ses cheveux sommairement attachés, le visage apaisé, comme après un effort ; la femme tient en le regardant l'enfant tout petit, endormi contre sa peau ; elle pourrait venir de le mettre au monde. Un instant, on pourrait se demander qui, finalement, est celle-là ; on aurait besoin d'un rapide passage en revue, d'une sorte de rétablissement, pour se dire que non, la mère subrogée, venant d'accoucher, non ; si on ne la montre pas avant, pas de raison de la montrer après, quand tout est fait ; la mère demandeuse, peut-être, la mère intentionnelle, comme dit le texte ? La cliente, en somme ? Mais la mère intentionnelle, bien sûr, n'a porté personne, elle ne pourrait jamais avoir l'air de celle que l'on voit sur la photo. La mère bénéficiaire, alors, oui, ayant bénéficié des gamètes de la donneuse pour porter elle-même ? On ne sait plus quelle mère on voit ; on s'y perd dans les mères, on peut le dire. Quant au père, il porte le nom de géniteur. Il faut juste que les gamètes du géniteur s'accordent avec celles de la donneuse.
Ceci dit, donneuse est un grand mot. Rappelons qu'elle est vendeuse. On ignore cependant pour combien elle vend. Le texte fait bien état de chiffres, mais il s'agit de montants globaux, de packages, comme on dit, que devront payer les demandeurs ; ils comprennent, outre le paiement de la donneuse ou de la porteuse, leurs divers voyages en avion et séjours dans le pays indiqué, les frais de l'hôpital, les nuits d'hôtel, les repas au restaurant. Tout en un, comme avec une agence de voyages. Il s'agit bien d'une agence, le texte le dit, Nous sommes une société, nous fonctionnons comme une entreprise. L'entreprise n'est pas obligée de dévoiler aux clients le détail du prix à payer ; personne ne saura donc combien recevront les femmes que l'on voit au début, les candidates, pour avoir vendu quelque chose d'elles-mêmes, du vivant, afin de rendre mère une autre, ou pour avoir porté, fait naître, puis abandonné un enfant pour l'autre, comme s'il s'agissait de fabriquer un produit.
Inutile, dès lors, de chercher dans le texte du programme d'autres informations au sujet des candidates, par exemple sur leur vie matérielle et donc sur les raisons, matérielles elles aussi, qui les ont amenées à figurer là, sur cette liste aux allures de filière. Ce n'est pas le lieu, bien sûr. Il n'y a peut-être pas de lieu pour cela.
L'essentiel étant pour l'entreprise de vendre, et pour les demandeurs d'acheter quelque chose qu'ils veulent à tout prix.
[1] Malinconi Nicole, Si ce n'est plus un homme, (Ed de l'Aube)