Dans son dernier rapport annuel, la défenseure des enfants aborde la question de donner aux adolescents la possibilité d’effacer d’Internet les données personnelles qu’ils peuvent regretter, en grandissant, d’y avoir mis un peu trop vite… Mais ce ne sont pas les seuls à avoir besoin d’être protégés dans ce domaine. Bien des adultes, notamment après une séparation ou un divorce, aimeraient pouvoir faire disparaître les images de leur vie privée passée qui peuvent s’avérer problématiques lors de la construction d’une nouvelle relation. On peut aussi évoquer les étudiants qui signent hâtivement des pétitions en ligne qui resteront plus tard accessibles à leurs éventuels futurs employeurs. Pourtant, la possibilité d’effacer est-elle bien la solution ? Si une technologie simple permettait à chacun de faire disparaître d’Internet ce qui lui déplaît, le risque ne serait-il pas que chacun fasse encore moins attention à ce qu’il y met ? Le droit à l’oubli pourrait alors rapidement encourager l’oubli du droit, et notamment du droit à l’image : tout pourrait être tenté parce que tout pourrait être effacé. En outre, n’oublions pas qu’il n’y a pas sur Internet que les «bêtises» qu’on a mises soi-même. Si je me suis séparé de ma copine et que je décide de faire disparaître les images de mon intimité avec elle, cela ne signifie évidemment pas qu’elle le fasse aussi. Et si j’ai mis un peu vite une image de moi ivre un soir de beuverie adolescente, il serait bien étrange que personne d’autre que moi n’ait eu cette idée !
C’est pourquoi la solution me paraît bien plutôt résider dans un changement de point de vue. Nous vivons une révolution : l’irruption brutale d’une culture des écrans dans un paysage où régnait jusque-là sans partage celle du livre. Or une culture n’est pas seulement une affaire de supports : elle bouleverse le rapport aux autres, à l’espace, au temps, à la connaissance, mais aussi à l’identité et aux images. Il nous faut prendre la mesure de ce bouleversement et comprendre que Internet engage certes notre e-identité, mais pas notre identité réelle. Laissons tout ce qui prétend nous représenter sur la Toile mener sa vie et apprenons à ne pas croire systématiquement tout ce qu’on y trouve. Certaines «informations» à notre sujet sont d’ailleurs inventées de toutes pièces. Et si quelqu’un prétend avoir découvert sur Internet une image qui me compromet à ses yeux, je peux toujours lui répondre qu’elle a été inventée, ou falsifiée. Internet est autant un espace de ragots que de vérités !
Sans compter que la vie ne s’arrête jamais. Je peux changer de point de vue sur tel ou tel sujet, de compagnon ou de compagne, de ville, voire d’idéologie, et ces changements sont la vie même. Sur Internet, les traces de chacun de ces moments ont l’importance que j’ai cru bon de leur donner sur le moment. Un peu plus tard, je ne vois probablement plus les choses de la même façon, mais ce que j’en ai dit et montré subsiste. Et si je désire maintenant présenter les choses autrement, les deux versions seront juxtaposées à jamais : sur Internet, aucune affirmation n’efface l’autre, aucune ne s’impose à l’autre, c’est un monde qui ne connaît pas l’exclusion des contraires. C’est son danger, mais aussi sa force.
Du coup, il faut élever les enfants avec l’idée que le monde de la vie et celui d’Internet sont deux espaces totalement différents : l’un est organisé autour du corps vécu et du moment présent, l’autre autour des images et des traces. En fait, Internet est même un troisième monde : ni vraiment celui du sommeil pendant lequel nos rêves nous échappent et ne sont connus que de nous-mêmes ; ni celui de la veille dans lequel notre corps est engagé au cours de relations dont chacun garde le souvenir au même titre que moi. Internet est un troisième monde dans lequel je peux mettre en scène mes rêves, mais d’une façon qui implique les autres. C’est en quelque sorte une manière de rêver à visage découvert ou, si on préfère, à esprit ouvert. Evidemment ce n’est pas sans risque, mais ce n’est pas en brandissant un hypothétique droit à l’oubli qu’on permettra aux jeunes de mieux s’y préparer. L’idée de contrôler en toutes circonstances sa propre image est incompatible avec la culture des écrans. Et la possibilité d’effacer ce qu’on juge indésirable pourrait vite s’avérer créer plus de problèmes que ceux qu’on prétend résoudre. Non seulement cela risquerait d’encourager tous les excès à l’adolescence - voire au-delà ! - mais aussi de contribuer à nous cacher le caractère irréversible de chacun de nos actes. Je fais, j’efface, quelle illusion ! Un peu comme si Internet fonctionnait à la façon d’une bobine de pellicule ou d’une antique cassette vidéo : je peux rembobiner pour revenir au point de départ. Méfions-nous de cette idée d’introduire dans l’utilisation de ces technologies l’illusion d’un effacement définitif de ce qui nous déplaît. Car on finit toujours par avoir l’idéologie, et même la psychologie des technologies qu’on utilise. A effacer à volonté les traces qui témoignent sur Internet de ce qu’ils ont vécu, les jeunes risquent de finir par croire qu’ils peuvent les effacer pareillement dans leur propre esprit, voire dans leur vie.
Il serait dangereux de laisser grandir nos enfants avec l’idée d’un effacement facile de traces qu’ils ont délibérément pris la décision, à un moment donné, de rendre visibles. Il existe une autre solution : leur apprendre, âge par âge, à s’autoréguler. Car l’éducation, la vraie, ne consiste pas à guider et à protéger l’enfant, mais à lui apprendre à s’autodiriger et à s’autoprotéger. C’est pourquoi la solution est dans une éducation qui prépare très tôt les enfants à savoir gérer leur rapport cognitif, social et émotionnel aux mondes virtuels. Et, pour cela, il faut leur apprendre, dès l’école maternelle, la différence entre le réel et le virtuel, et leur expliquer, dès le CP, ce qu’est la science informatique et comment les écrans modifient non seulement le monde, mais aussi nos représentations du monde. Les enfants possèdent, plus qu’on ne le croit, les bases pour le comprendre.