Les mots oraux sont donc des formes articulatoires, acoustiques et significatives, liées au contexte des pratiques sociales et culturelles. Si les mots se disent par la pratique gestuelle du corps, ils expriment aussi un état de notre corps. Selon Merleau-Ponty (1993), la parole, la réalisation physique des mots, participerait à la signification des mots. Le sens des mots est impacté par notre état physique (manque de souffle), émotif (la voix coupée sous l'émotion, changement de ton sous l’effet de la joie ou de la colère). L’apprentissage des mots et de leurs productions concerne donc aussi nos émotions.
Une chose est d’être en colère (émotion), autre chose est de dire « je suis en colère » (sentiment) ; la mise en mots instaure une distance qui est illustrée ici par la distinction entre une émotion, immédiate, impulsive et un sentiment, ressenti et distancié. La mise en mots est donc une prise de distance par rapport à l’objet, au contexte, à la personne. La situation où nous disons à la suite d’une lecture « c’est exactement cela que je pensais, mais je n’arrivais pas à l’exprimer » rend compte de cette capacité des mots : ils apportent non seulement le fait de désigner un objet/un contexte mais aussi le fait de distancier. Apprendre une poésie ou un chant, c’est donné à entendre et à voir cette poésie ou ce chant à travers notre témoignage ; comment nous avons montré que nous aimions cette poésie ou ce chant. C’est une démarche d’empathie avec son flux d’émotions qui entraîne les enfants dans l’appropriation d’une langue parlée. Ceci est pertinent car nous savons aujourd’hui que la désignation des émotions n’est pas universelle et dépend de pratiques sociales partagées : le lexique est un lien entre pratiques langagières et pratiques culturelles.
Apprendre les termes désignant les émotions nécessite la pratique de ces émotions. Un exemple en langue française : la mort. Dans nos sociétés urbaines, la mort et les émotions autour de la mort sont mises de côté, comme si mourir n’était pas naturel. Comment parler de la mort à un enfant ? En commençant par une situation comme la mort de son poisson rouge, et des émotions autour de cette mort dans ce contexte-là. Apprendre sans la pratique des émotions est une tentative abstraite.
In Véronique Rey et Christina Romain, Corps, gestes et paroles pour entrer dans la langue, Temps d’arrêt, yapaka, PP34-35, mars 2024