Tout le monde a vu et (déjà) commenté la nouvelle campagne pour le port de la ceinture de sécurité. Un(e) enfant, porteur(se) d’une ceinture y apparaît sur l’affiche, disant avec un sourire : « papa, attache-toi ou je le dis à maman ! ». A ce sujet, l’opinion de Diane Drory (LLB, 10 octobre) est tranchée : « humiliation des pères, adultisation de l’enfant, brouillage des places ».
Un aveu d’abord. Je fais moi-même partie de ces automobilistes auxquels il arrive d’oublier d’attacher leur ceinture. Mes enfants manquent rarement de me le faire remarquer, non sans cet éclair de malice dont nul n’est dupe. Je n’y ai jamais trouvé à redire, jusqu’à la lecture de Diane Drory. Suis-je un père humilié? Dois-je faire taire mes enfants, qui sinon pourraient se laisser avaler tout crus par les mâchoires de crocodile de leur Mère-toute-puissante? N’ai-je pas tort de naïvement sourire à cette perfide affiche qui charge un clone blond de Fifi Brindacier (ou sa contrepartie masculine) de promouvoir la monstrueuse et jubilante figure de l’Enfant-Roi?
La place des mères
Un premier point de l’argumentation de Diane Drory porte sur la place spécifique du père dans le processus d’apprentissage de la loi. Elle soutient qu’ (une fois de plus), le père est ridiculisé par cette publicité. Désormais, il serait infantilisé par sa femme, la « Mère-toute-puissante » qui devient, elle, porteuse de la loi.
Je ne partage pas cette lecture. Au contraire, je pense qu’il est très souhaitable de souligner le rôle de « porteuse de la loi » qu’occupe aussi la mère dans une famille.
Les anthropologues savent depuis fort longtemps que les mères jouent un rôle-pivot dans l’apprentissage de la loi, même dans les sociétés dites patriarcales. Mais le propre de ces sociétés est de ne jamais reconnaître ce rôle, tout en faisant faire une bonne partie de la besogne par les femmes et en laissant les pères, supposés moralement supérieurs, commettre impunément bien des turpitudes.
Pas une larme sur le Père tout-puissant
Nous sommes en train de nous débarrasser de l’idée que le père incarne la loi. Cet imaginaire du « père infaillible » a fait des ravages abominables dont les premières victimes furent les femmes et les enfants. Il ne faut pas verser une seule larme sur le cadavre du Père tout-puissant dans la société occidentale. L’officialisation d’une autorité parentale conjointe représente un gain moral incontestable. Dans notre société dont le passé patriarcal a du mal à s’effacer, il n’est jamais inutile de rappeler que les femmes jouent du côté de la loi un rôle aussi fondamental que du côté des soins et de l’amour. Qu’elles peuvent en remontrer aux hommes. Qu’elles sont aussi responsables des règles et leur application. C’est bien pourquoi l’enfant n’a pas tort de se rapporter à sa mère pour sanctionner la loi, même contre son père (ou inversement).
Cette campagne souligne implicitement que l’intérêtmoral de la co-parentalité réside dans la dialectique qui peut se nouer entre deux parents qui se reconnaissent faillibles et développent des rapports à la loi différents, tout en assumant un socle de normes partagées. Fifi Brindacier n’est pas perverse : elle interroge, par sa remarque, la communauté des vues entre ses parents sur la question de la norme, et joue sur leurs différences. Elle suggère, aux parents comme aux enfants, d’user sans restrictions de toutes les ressources de la co-parentalité.
La loi n’appartient à personne
L’autre point que soulève Diane Drory est celui de la place des enfants. Pour qui se prennent-ils, ces enfants qui traitent leurs parents comme des camarades d’école? Est-ce le rôle des enfants de surveiller les parents ?
Notre Fifi Brindacier semble pourtant avoir mieux compris l’essence de la norme que Diane Drory elle-même, qui confond normativité et paternité. Si le père et la mère en sont les premiers porte-parole, la norme n’appartient ni à l’un, ni à l’autre, ni même aux deux ensemble. La norme appartient à tous, y compris aux enfants.
Les parents se doivent, certes, de diriger le processus d’apprentissage de leurs enfants. Mais il convient de ne pas oublier que sa finalité, c’est bien que chacun(e) se sente responsable de l’application des normes partagées du groupe. Je trouve étrange que Diane Drory considère comme anormale la mise en scène d’un processus parfaitement réussi d’apprentissage de la loi, où les enfants se sentent aussi responsables de l’application des normes. Fifi Brindacier met tout le monde à sa place : le père, qui connaît la loi et la respecte pas ; la mère, qui connaît la loi et doit intervenir pour la faire respecter ; elle-même, qui connaît la loi, qui a mis sa ceinture et la rappelle aux autres. Où est le brouillage des rôles? Nous sommes tellement matraqués par les images de l’enfant-délinquant (infiniment plus problématiques sur le plan de la morale médiatique) que l’apparition, sur nos routes, d’une Fifi Brindacier légaliste a quelque chose de très réconfortant.
La plainte à l’autorité
Mais ce qui dérange peut-être Diane Drory, c’est l’assimilation du rappel de la loi à la délation. Celle-ci n’est évidemment pas un procédé recommandable en toutes circonstances. Il serait préférable de l’éviter. Cependant, il faut rappeler que le contrôle social ne peut en faire l’économie qu’entre des personnes égales. En situation d’inégalité, le plus faible ne peut éviter le détour par une autorité plus puissante. Le Tiers doit alors intervenir pour égaliser les forces et faire appliquer le droit. C’est la situation de notre petite fille, infériorisée dans son rapport au père. Pour faire respecter le droit, elle ne peut évidemment que se plaindre à un adulte (sa mère).
Remarquons en outre que notre Fifi Brindacier ne menace nullement son père de le dénoncer à… la police ! Si ç’avait été le cas, la campagne publicitaire aurait certes été beaucoup plus « tendance » et, pour le coup, sécuritaire. Nous aurions eu de bonnes raisons de nous révolter. Mais c’est justement à sa mère que l’enfant pense devoir « dénoncer » papa. Cela n’appelle pas la polémique. Cette campagne cherche à responsabiliser « au plus proche ». Voilà qui vaut mieux que bien des appels à la police qui fleurissent ces jours-ci au Journal télévisé.
Au bout du compte, Diane Drory a réussi à me troubler, pas à me convaincre. A mon enfant qui me rappellera, la prochaine fois, le code de la route, je ne clouerai donc pas le bec par un « Tiens ta place d’enfant ! Ce n’est pas ainsi qu’on parle à son Père ! ». Je lui dirai qu’il (elle) a raison et je bouclerai plutôt ma ceinture. Et s’il (elle) ajoute « sinon, je le dirai à maman », je ne pourrai que mesurer le bonheur de vivre dans une société où les pères ne sont plus seuls à porter le fardeau de l’autorité; et où, considérés comme des êtres de raison, les enfants se permettent, parfois à bon escient (pas toujours !), de dire la loi. Avec un éclair de malice.
Ce texte est paru dans La Libre Belgique.