“A perdre la raison”, un film qui aide à penser?

Billet invité

Le film de Joachim Lafosse, “A perdre la raison”, s’inspire librement du quintuple infanticide que Geneviève Lhermitte a commis en 2007, à Nivelles (Belgique)

Il a suscité une vive polémique en Belgique, au moment où sa conception a été rendue publique, certains estimant qu’il y avait de l’indécence à prendre pour sujet, un fait divers aussi horrible et surtout, aussi récent.

Je ne suis pas de ceux qui partagent cet avis: je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de plus indécent que les comptes rendus d’audience divers et variés dont les médias nous abreuvent au moment des faits et lors du procès. Le caractère public d’une audience d’assise, qui me semble une base saine d’une justice démocratique, n’a rien à voir avec ce qu’en font les médias, de manière plus ou moins consciente ou cynique d’ailleurs.

En suivant attentivement ce que Joachim Lafosse dit de son film, on trouve cependant des contradictions troublantes. Il raconte, entre autres ici, à quel point il a été choqué lorsqu’il a appris les faits, s’en rappelant jusque dans les détails (dans sa voiture). Il défend, avec une loyauté non mise en cause, l’idée que, de faire une fiction de ce genre d’évènement permet d’élaborer de la pensée à partir d’une réalité tétanisante. Je l’ai entendu défendre ce point de vue plusieurs fois et je le partage.

Mais par ailleurs, on trouve  ici une interview qui dit : ”Travailler sur ce film a coûté deux ans et demi d’écriture à Joachim Lafosse et ses co-scénaristes, sans compter le reste. Aujourd’hui, c’est donc pour lui un “soulagement de voir que le film bouleverse le public, qu’il a du souffle, que les gens le voient comme un vrai film de cinéma. C’est sûr que cela a été une période de ma vie intense et je m’en souviendrai. Voilà, on ne peut pas faire un film comme ça pendant 4 ans sans être en psychanalyse, cela aide”, conclut-il.”

On est bien loin de la volonté de faire naître de la pensée à partir de l’émotion. Et d’ailleurs, je pense que ce film empêche presque de penser. Détaillons.

Je pense d’abord que la forme cinématographique, l’image en général (par opposition à l’écriture), n’est pas l’expression la plus propice à l’exercice de la pensée: on est pris dans une réalité extérieure qui laisse peu de place à la vie intérieure de chacun. Par exemple, on est séduit par le personnage de Muriel (la future mère) au début du film, rayonnante de bonheur, pétante de vie (qui sait si elle était aussi lisse que ne le laisse voir cette image). On est choqué par l’intrusion de Pinget, le mentor, mais comprend-on pourquoi le jeune couple l’a laissé faire, depuis le début? etc,etc,etc…

Puis, il y a quelques parti pris scénaristiques qui rendent la compréhension encore plus difficile qu’elle ne l’est pour la réalité: par exemple, rien n’est su de Muriel avant sa rencontre avec Mounir. Or, on n’arrive pas “psychiquement vierge” au mariage et beaucoup de clés se trouvent sans doute dans l’avant. On copmprend qu’on ne puisse pas être exhaustif mais la fiction, justement, permet d’évoquer quelques hypothèses.

Enfin, puis je m’arrêterai là, Muriel tue ses enfants quand ils sont très jeunes (l’aînée de ses filles a environ 6 ans) alors que Geneviève a commis l’infanticide quand l’aînée de ses filles avait 15 ans. Tant d’années où l’usure s’installe, où des tentatives d’en sortir échoue peut-être. Je n’en sais rien évidemment, mais ces partis pris de fiction me semblent réduire encore la compréhension possible des faits, si du moins il y en a une.

Je n’émettrai aucun avis sur la qualité cinématographique du film (j’en suis bien incapable) qui, hors des considérations dites plus haut, m’a semblé toujours éviter le sordide et rendre une réalité avec délicatesse et sans aucun voyeurisme, ce qui est déjà une performance en soi.

Mais en ce qui concerne l’intention de provoquer de la pensée, elle me semble loupée (en témoigne le fait que la critique parle d’un film éprouvant et bouleversant). C’est dommage car les parents d’aujourd’hui ont déjà suffisamment de raisons d’être angoissés, ce qui n’est jamais favorable à une posture éducative sereine. Et laisser entendre, comme le fait le film (à mon avis), que n’importe qui d’entre nous pourrait arriver à de telles extrémités car plongé dans un environnement toxique, éludant la question de la structure psychique fondamentale de l’individu, me semble susceptible de renforcer cette angoisse, déjà suffisamment alimentée par tous les messages émis par le monde dans lequel nous vivons.

P.S. L’occasion de vous rappeler l’existence d’un livre collectif appelé “Penser l’émotion”, publié par Yapaka à l’occasion du procès Dutroux en 2004 ( voir ici)

 

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