Billet invité
Dans les années septante, l’économiste et sociologue Herbert Simon nous a expliqué une chose assez simple, mais capitale pour comprendre notre monde : « l’économie de l’attention ». Dans une société saturée en informations, la capacité plus ou moins grande de ces dernières à capter notre attention a une valeur en soi. L’économie de la publicité est d’ailleurs basée sur l’idée qu’amener les gens à prêter attention à quelque chose a une valeur. Patrick Le Lay, ancien président de TF1, ne disait pas autre chose lorsqu’il a déclaré « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible (...). Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité. C’est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l’information s’accélère, se multiplie et se banalise[1]. » Si ces propos ne sont pas dépourvus de cynismes, ils reflètent pourtant bien la réalité et constituent un message important d’éducation aux médias.
Évidemment, l’économie de l’attention ne concerne pas que la publicité. Elle s’applique également à l’information, au travail de prévention, aux réseaux sociaux, etc. C’est ce que remarque Danah Boyd dans le récent article que lui consacre internetACTU.net : « pourquoi avons-nous peur des médias sociaux ? ».
Dans cet article, la chercheuse souligne que la peur est le levier le plus utilisé pour capturer l’attention dans un espace saturé en informations comme l’est notre société. « Le problème est que plus les stimuli sont en compétition pour votre attention et plus les demandeurs d’attention vont se battre pour capter la vôtre. Et cette guerre psychologique va se traduire par le fait que les demandeurs d’attention vont avoir tendance à toujours plus utiliser l’émotion pour attirer votre attention. Et c’est là que la peur entre à nouveau en scène. Parce qu’elle est un mécanisme biologique simple et efficace pour obtenir l’attention des gens, nombre de demandeurs d’attention se tournent vers elle. La peur est particulièrement puissante dans un environnement où l’attention disponible est limitée. »
Elle explique également que la peur ne nous fait pas toujours prendre les meilleures décisions. « En tant que scientifique qui étudie la culture des jeunes, les parents viennent régulièrement me voir pour me demander quelle est la première chose qu’ils doivent faire pour assurer la sécurité de leurs enfants. Ils veulent vraiment entendre quelque chose comme “ne pas les laisser sur Facebook” ou “ne pas leur donner un téléphone cellulaire.” Personne n’est préparé à ma réponse: “Ne les laissez pas monter dans une voiture avec vous.” Invariablement, leur visage exprime une grande confusion. Pourtant, statistiquement, les enfants courent plus de risques dans une voiture que dans tout autre contexte. Or, pour un parent, la voiture semble un espace de sécurité, notamment parce qu’ils pensent en avoir le contrôle. Alors que ce n’est pas le cas de l’internet, à la fois parce qu’ils n’en ont pas le contrôle et qu’ils ne savent pas comment les choses y fonctionnent. La peur est une question de perception. Elle n’est pas fondée sur l’évaluation des risques, mais sur la perception du risque. »
Partant de ce constat, elle analyse certaines questions liées aux réseaux sociaux. Elle évoque notamment la « cyber-intimidation », un de ses objets d’étude actuels. « Chaque jour, je découvre des reportages sur la “peste” de la cyber-intimidation. Si vous n’avez pas de données, vous serez convaincu qu’elle est déjà hors de contrôle. Pourtant, nous avons beaucoup de données sur ce sujet. En fait, quand on y regarde précisément, l’intimidation n’est pas à la hausse et n’a pas augmenté de façon spectaculaire avec l’apparition de l’internet. Lorsqu’on interroge les enfants et les adolescents, ils continuent de signaler que l’école est le lieu où les actes d’intimidation les plus graves se produisent, où ils se produisent le plus souvent et où ils en éprouvent le plus les conséquences. Cela ne veut pas dire que les jeunes ne soient pas victimes d’intimidation en ligne, bien sûr. Mais l’essentiel du problème se déroule dans des espaces contrôlés par des adultes, à l’école.
Ce qui est différent, c’est la visibilité. Si votre fils rentre à la maison avec un oeil au beurre noir, vous savez qu’il lui est arrivé quelque chose là-bas. S’il revient grincheux à la maison, vous pouvez le deviner. Mais la plupart du temps, les différentes rencontres que les jeunes entretiennent avec leurs pairs passent inaperçues aux adultes, même quand ils ont des effets émotionnels dévastateurs. »
Mais nous n’en dirons pas plus. Le mieux est de lire cet article.
[1] Les Associés d’EIM (2004), « Les dirigeants face au changement », Éditions du Huitième jour.