Adolescence: les couteaux les plus dangereux coupent leurs propres poignets
par Didier Robin [1]
« Je n’ai plus aucun espoir pour l’avenir de notre pays si la jeunesse d’aujourd’hui prend le commandement demain. Parce que cette jeunesse est insupportable, sans retenue, simplement terrible … Notre monde atteint un stade critique. Les enfants n’écoutent plus leurs parents. La fin du monde ne peut être loin. » Hésiode (VIIIe s.av. J.-C.)
On peut voir à quel point la violence des jeunes n’est pas nouvelle tant cette citation d’Hésiode paraît refléter notre actualité. C’est un point de départ essentiel à toute réflexion que de prendre un certain recul par rapport à la force de l’émotion suscitée par un drame. Se dégagent deux positions différentes qu’il faut maintenir en relation sans pour autant les confondre. Il y a la position morale qui suppose un jugement de valeur et la position scientifique qui conduit à dépasser les évidences du sens commun. Le dialogue nécessaire entre ces deux positions est très certainement le cœur-même du pari démocratique : penser la morale à partir du savoir, soumettre les conséquences du savoir à l’exigence éthique.
Les hasards de l’actualité nous ont amenés à prendre connaissance en même temps du drame qui a frappé Yannick et ses proches et des dernières statistiques sur la violence en milieu scolaire. Un premier mouvement tend à faire penser que l’horreur de l’un confirme l’ampleur des chiffres de l’autre mais un vrai travail d’information implique une mise en perspective sans laquelle une donnée chiffrée peut signifier tout et n’importe quoi. Ainsi, on apprend en fait que, de 2002 à 1998, les chiffres concernant les ports d’armes à l’école ne sont pas en augmentation ; c’est plutôt le contraire ! Comme Jean-Claude Matgen a pu le faire dans son Edito de La Libre du 23 février, il est urgent de relativiser l’affolement et de lutter contre « la psychose du couteau ». On sait, en effet, que ce genre de « psychose » a tendance à produire les effets que l’on voudrait éviter : se sentant en insécurité, chacun, jeunes compris, aura tendance à s’armer pour se protéger mais en augmentant du même coup le risque de dérapage ; sans oublier le danger plus général de voir la démocratie basculer vers des régimes autoritaires qui n’assurent une sécurité apparente qu’au prix d’une extrême violence de l’Etat.
Relativiser l’affolement ne veut pas dire abandonner toute préoccupation à l’égard du devenir de notre jeunesse. C’est le contraire que je souhaite ici susciter. Je voudrais qu’une réflexion « scientifique » nous guide, en tant qu’adultes, pour nous aider à soutenir une position morale sur laquelle nos adolescents pourraient s’appuyer ; ce dont ils ont le plus grand besoin ! Peut-être devons nous partir de ce que Hésiode nous a rappelé : l’adolescence et la jeunesse sont caractérisées par une certaine violence. Violence des modifications du corps, d’une énergie vitale difficile à canaliser, de la découverte de l’amour, de la sexualité ; conscience aiguë du déroulement du temps, de la précarité de l’existence et besoin impérieux d’éprouver ses limites au risque de la mort… Affirmation de soi qui passe aussi par la confrontation parfois brutale avec l’autre. Si l’on veut bien reconnaître que l’agressivité pose un problème moral auquel chacun d’entre nous est confronté tout simplement parce qu’elle est une composante inévitable de l’existence, il faut bien prendre la mesure du fait que l’adolescence est par essence un moment où cette question se pose avec une acuité toute particulière. Voilà donc une excellente raison de s’intéresser de près aux risques que nos adolescents courent.
C’est ce qui m’a amené à la plus grande perplexité. Si l’émotion provoquée par le meurtre de Joe en pleine gare centrale a pu ouvrir un grand nombre d’espaces de débat sur les questions de sécurité, il est impressionnant de découvrir la réalité de certains risques dont on parle très peu. Ainsi, ce sont les accidents qui représentent la première cause de mortalité des adolescents… suivis par les suicides. C’est un phénomène qui s’accentue chez les jeunes hommes (entre 25 et 35 ans) où le suicide devient la première cause de mortalité. Et c’est sans doute assez emblématique d’une des coordonnées fondamentales de notre époque : autant le retournement de la violence sur soi dont le suicide est la forme la plus spectaculaire est socialement et médiatiquement peu pris en compte, autant ses ravages sont considérables. Les chiffres sont à cet égard très parlants : dans l’ensemble de la population, les suicides tuent dix fois plus que les meurtres ! Deux fois plus que tous les accidents de la route !
On en arrive alors à la constatation saisissante que nous vivons dans une société où le risque de se tuer soi-même est beaucoup plus grand que celui d’être tué par un autre ! Constatation encore plus prégnante chez les jeunes. Au delà-même du suicide, le danger est le plus souvent difficile à cerner et correspond à la complexité d’un univers démocratique et individualiste. Alors que le niveau de liberté individuelle dépasse tout ce que les sociétés humaines précédentes ont pu connaître, tous les liens sociaux sont de plus en plus précaires. Le sociologue Norbert Elias mettait en avant que le repliement de l’individu sur lui-même est le reflet du fait que tous les liens d’appartenance (conjugaux, familiaux, professionnels, communautaires, etc.) s’avèrent maintenant révocables ; ce qui est une profonde nouveauté. On peut comprendre dès lors l’intérêt porté à soi puisqu’il s’agit de la seule relation que l’on soit sûr de conserver jusqu’à sa mort !
C’est plutôt à cette réalité que semble renvoyer la face cachée de la violence des jeunes ; à une insécurité fondamentale correspondant à la précarisation de tous les liens. Ce n’est alors pas tant à l’autre que les jeunes destinent d’abord l’expression de leur agressivité. En témoignent la fréquence de conduites à risques qui parfois tournent mal ; ce qui explique pour une bonne part que les accidents soient la première cause de mortalité des adolescents. Fréquence des suicides bien sûr mais aussi de nombreuses formes de retournement de la violence sur soi qui, pour être moins radicales, n’en sont pas moins très préoccupantes : toxicomanies des garçons, troubles alimentaires et automutilations chez les filles par exemple.
Si nous voulons être conséquents quant à notre responsabilité d’adultes préoccupons-nous, en effet, de la violence des jeunes. Ayons le courage de nous confronter à « une vérité qui dérange » et qui est aussi déroutante que le réchauffement climatique, qui nous met aux prises avec une aussi grande complexité… qui nous renvoie sans doute aussi à nous-mêmes. La violence que les jeunes sont amenés à exercer à l’égard d’eux-mêmes n’a sans doute jamais été aussi grande. Pour les adolescents, les couteaux les plus souvent dangereux sont ceux avec lesquels ils retournent la violence contre eux-mêmes.
[1] Didier Robin est psychologue, psychanalyste, thérapeute familial à la Clinique Saint-Jean et au Centre Chapelle-aux-champs à Bruxelles.
Ce texte est paru dans La Libre Belgique du 1er mars 07 sous le titre "La face cachée de la violence des jeunes".