Des jeunes sans bouée et sans ancrage
Nos enfants sont de cette génération qui aura pour tâche immense de devoir prendre en charge une rupture anthropologique que la génération de leurs parents n’aura pas réussi à assumer. Nous léguons aux générations à venir un monde de bruit et de fureur, un monde sans éthique où le « chacun pour soi » règne en maître, où les violences surgissent comme la face émergée d’un iceberg dont la partie immergée nous échappe. Ainsi, à grand renfort de communication, on stigmatise les jeunes ghettoïsés, on les accuse d’ensauvagement, oubliant qu’ils sont les produits d’un monde « ensauvagé ». Évoquer le mal-être de ces jeunes, c’est témoigner de l’état de notre société. Ceux d’entre eux qui ont grandi sans point d’appui, sans étayage affectif, culturel, ont reçu de plein fouet les violences de notre temps. Leur dérive vient dire ce que nous n’avons su leur transmettre du passé et ce que nous avons échoué à leur faire espérer de l’avenir, dans un contexte où le politique se fait aveugle et sourd aux impasses de la vie. Ils sont le symptôme d’un ratage collectif, le symptôme d’une société prise au piège des illusions du néolibéralisme et de l’hypermodernité.
Au-delà des problématiques singulières, la misère psychique de certains de nos jeunes nous renvoie à notre responsabilité collective. À nous d’être les passeurs pour ceux d’entre eux qui traversent un passage à vide, ou qui stagnent dans une impasse. L’ascenseur social est en panne, l’offre d’idéal se fait rare, et nos enfants les plus déstructurés continuent de grandir dans l’errance et l’inespoir. Les institutions régulatrices disparaissent, les dispositifs de soutien qui permettaient les tours et détours, les voies parallèles et les ponts ont été drastiquement réduits, et les inégalités individuelles et sociales se creusent à la mesure du tissu associatif qui se disloque. Face à la fragilité de la constellation familiale et l’abandon par l’État de sa fonction unifiante et contenante, la référence commune qui règle les liens entre les hommes s’efface, et la loi sociale se transforme en loi privative, autoréférencée, au bénéfice du « chacun pour soi ». Ce qui faisait lien social autour de références communes disparaît au nom de la liberté d’opinion.
Le lien social se défait et l’idéologie du profit déteint sur toutes les sphères de notre façon d'être au monde : ainsi en est-il du lien à l'autre qui prend la forme d’un parasitage, voire d'un arrachage pour s'emparer ce qui est bon pour soi. Les malaises existentiels contemporains, et les pathologies qui y sont liées, relèvent d’un effondrement d’une loi commune dont la fonction est de faire tiers et référence symbolique. Si des adolescents en quête de reconnaissance ne trouvent nul autre, nul objet auxquels s’arrimer, ils courent de trompe-l’œil en faux-semblant pour dépasser leur désenchantement. Livrés à leur fureur de vivre, ne recevant que l’écho de leur échec, ils sont envahis de honte, de mépris et de haine, qui vont se conjuguer et œuvrer sans garde-fous dans un champ d’inespoir. De parure en parade, et de masque en mascarade, ils recouvrent leur fragilité de voiles et de cache-misère. Mégalomanes pour ne pas sombrer dans la mélancolie, ils exigent à corps perdu, jusqu’à se perdre dans le mirage de la toute-puissance, soumis à leurs addictions et leurs violences. Sans bouée et sans ancrage, sans autre à qui se fier, ils trimballent leur mal-être de décrochage en décrochage, à la limite du point de non-retour. Sans rien pouvoir dire de leur colère, ils l’agissent sur la scène du social, dans la désespérance de leur quartier.
Au sein de leurs cités enclavées, évidées, exsangues, ils se laissent porter au gré des rencontres, à la dérive de leurs pulsions destructrices. Revenus de tout, avant même d’avoir pris leur départ, ils traînent leur vie avant même de s’y être engagés. Ils ne s’arriment à aucune mémoire, à aucun repère, et font mine de ne rien attendre, de ne rien entendre, réduits au repli régressif et dépressif, ou à la fuite en avant maniaque et mégalomaniaque. Ils glissent de la fiction à la réalité, du virtuel au réel. Ils ont grandi sans l’espace transitionnel du jeu. Le jeu est cet espace à plusieurs qui constitue un apprentissage de la socialisation, c’est aussi cette fiction où l’imaginaire se déploie autour des fantasmes et peurs originaires, à l’intérieur du cadre rassurant, fixé par les règles. Expérimenter l’interdit et la peur, la vie et la mort, sans prendre le risque d’y passer, telle était la fonction des jeux, des mythes et des contes. Ils permettaient de mettre en scène les fantasmes, pour mieux les dompter, pour donner une forme à l’angoisse, la canaliser, la maîtriser. Là où la parole fiable des ascendants offrait un cadre à l’imaginaire, là où les histoires et contes de fées donnaient aux angoisses infantiles une représentation où se fixer, avec cette fonction d’apprivoiser les peurs, l’enfant est aujourd’hui d’emblée au cœur de la tourmente, au cœur de l’action, sans écart protecteur. La réalité devient la scène où se joue ce qui n’a pu s’élaborer au travers de l’imaginaire, et sans règles du jeu, ce qui était la scène du fantasme flambe pour de bon. À ne plus connaître la dimension du « comme si », ils passent à l’acte pour de vrai.