[Glané] Les jeunes ensauvagés, miroir de l'ensauvagement du monde

Texte publié par Danièle Esptein sur le blog de Mediapart

La révolte collective devant l'assassinat d'un des leurs, tué à bout portant par un policier, s'est faite hémorragique, torrentielle, libérant des rages incontrôlées . De même que les forêts asséchées s'embrasent, de même il aura suffi d'une étincelle pour mettre le feu aux poudres d'une colère qui s'est accumulée au fil des années. Pulsion d'emprise et fureur de vivre les accule, jusqu'à l'instant-catastrophe, où tel un boulet, hors de tout compromis symptomatique, leur corps déboule dans la cité. Aveugle et sourde, leur rage incendiaire a témoigné des ravages d’une politique, elle aussi, aveugle et sourde aux impasses de vie. Aussi inqualifiables et contre-productives fussent elles , les flambées de haine mettent le projecteur sur la spirale de mal-être qui traverse une génération en perdition. Quand l'Etat questionnera-t-il enfin ces émeutes urbaines comme symptôme d’un ratage sociétal en profondeur ?

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Dans le no-man’s-land d'un monde qui ne fait ni lien, ni lieu pour eux, ils sont devenus funambules de l’entre-deux cultures, errant dans l’impasse de leur passé et de leur devenir. Ils s’arrachent d’une double référence pour n’en trahir aucune, à moins qu’ils n’y collent jusqu’à se radicaliser. A l’idéologie de la lutte des classes, s'est substituée une ligne de partition qui se rétracte sur l’Origine, pleine et massive, exclusive et excluante.

Génération sacrifiée sur l’autel d’un supermarché d’abondance, abandonnée aux illusions de la religion du Marché, ils affichent l’Avoir pour colmater les failles de l’Etre. Ils marquent leur territoire d’une traînée de poudre, trace de leur existence, à la mesure de leur vécu d’inexistence. Jusqu’à ce que la déferlante de haine ne les embrase et qu’ils n’embrasent la Cité, engloutis dans le maëlstrom de leur violence.
Leur révolte est à corps perdu, sans appel, en-deça de l’appel. Qui appeler dans un monde sans queue ni tête, un monde de l’immédiateté, un monde bouché? Plus que porte-paroles, ils sont les portes-cris d’une présence au monde sans fondation et sans horizon, sans projets et sans passé, aspirés par une spirale de jouissance destructrice. Derniers maillons d’une chaîne de dommages psychiques et physiques qui s’écrivent à corps brut, ils ne trouvent à décharger leurs tensions, qu’en « pétant les plombs ».

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Face à un jeune qui s’enfonce dans le cycle de la violence et de l’échec, il importe de savoir le prendre en compte judiciairement, mais aussi psychiquement, lui signifier qu’il compte, qu’il est comptable de ses actes, mais aussi qu’il a des comptes à rendre, qu’il y est pour quelque chose quant à la place de sa responsabilité dans son « destin ». Là où ces jeunes sont dé-bordés par leurs pulsions adolescentes, il s'agit de faire bord, non par des murs de prison, mais bord symbolique, dans la relance d’une transmission gelée, pour donner sens et valeur à une histoire démantelée. S’ils ont à répondre de leur acte devant un Juge, au nom de la loi, la sanction ne peut trouver sa portée structurante, qu’à s’appuyer sur ce point nodal d'un dispositif qui amène à répondre de la position de Sujet de son acte . Loin du sécuritaire et du tout-répressif, là où le passage à l'acte est une forme d'évacuation de l’angoisse, la mise au travail psychique dans le cadre de la procédure judiciaire, est ce qui devrait relancer un processus de pensée qui s’est gelé, pour que pour que l'explosion pulsionnelle se parle et se transforme en récit .

Traiter du devenir des perdants de notre monde dérégulé ne peut se faire sans traiter du passé, une histoire bousculée au sein de l'Histoire, prise dans le contexte d'un nouvel ordre mondial. Autant hyperconnectés que déconnectés de leur histoire intime et de l'Histoire, exilés du tissu de vie qui les porte, ils errent en électron libre dans un présent bouché sur fond de passé écroulé, une liberté dont ils payent le prix fort, celui de ne rien devoir à personne et de n'être rien pour quiconque. Maillons inutiles, désenchaînés, dégagés de toute dette, habités d'un vide sidéral, il ne leur reste plus qu'à crier dans le désert leur rage et leur ressentiment. Si la haine est l'affect qui témoigne de ce qui en eux veut vivre et survivre aux béances d'un narcissisme sinistré, nous avons à travailler avec leur désir de vivre, serait-il rage de vivre, nous appuyer sur cette fureur de vivre pour que se génèrent des paroles là où le corps exulte, pour que la violence se transcrive en d'autres écritures.

 

Lire l'article dans son intégralité sur le blog de Médiapart
Lire le livre Temps d'Arrêt "Ensauvagement du monde, violence des jeunes" écrit par Danièle Epstein (Gratuit)

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